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LE NOUVEAU SPEED-DATING prenait place dans un bar design du neuvième arrondissement, le Vega, qui n’avait rien à voir avec l’atmosphère tropicale du Pitcairn. La décoration était cette fois fondée sur les chromes et les lampes à led. À gauche, le bar rétroéclairé diffusait une lumière bleutée d’aquarium. À droite, les canapés répartis dans l’espace arboraient des formes de protozoaires. Des cubes argentés jouaient le rôle de tables basses.
Sur le comptoir du bar, s’alignaient des Blue Lagoon, cocktails à base de curaçao, qui paraissaient phosphorescents dans la pénombre. La musique, de l’électro soft, trépidait en sourdine.
Dans le vestibule, des illustrations encadrées d’inox représentaient un personnage d’un dessin animé japonais de la fin des années 70 : Goldorak. Il s’appelait Vega et le bar sacrifiait à la mode du retour aux années les plus laides du XXe siècle : les eighties.
Le rendez-vous était prévu à 21 heures. Chaplain arriva à 20 heures 30. Il voulait surprendre Sasha. Dans la salle déserte, elle disposait, encore vêtue de son manteau, des cartons numérotés sur chaque table. Elle ne l’avait pas entendu. Il en profita pour l’observer. Sans doute originaire des Antilles néerlandaises, elle portait les cheveux courts et mesurait près de 1,80 mètre. Une carrure d’athlète et des bras démesurés. Malgré sa beauté, sa silhouette était lourde et massive. Sous certains angles, on aurait pu la prendre pour un travesti.
— Salut Sasha, fit-il dans l’ombre.
Elle sursauta et frissonna. Il faisait un froid glacial dans la salle. Aussitôt, elle se composa un sourire de commande et retrouva son rôle préféré : la démiurge bienveillante, régnant sur une légion de cœurs perdus.
Quand Chaplain apparut, elle passa directement à l’hostilité pure et dure. Il s’approcha pour la saluer, sans savoir s’il devait lui serrer la main ou l’embrasser. Sasha recula d’un pas. Sous son manteau sombre, elle portait une robe noire stricte et des chaussures à talons de marque, noires aussi. Rien dans ces vêtements ne rappelait ses origines antillaises, mais tout son être respirait les îles. Sous les leds, sa peau caramel était passée au mordoré. L’émeraude de ses yeux avait viré au vert d’eau.
Elle le toisa en retour et parut consternée par ses vêtements. Chemise violette, manteau de flanelle « trois poches », pantalon droit en serge de laine et somptueuses chaussures pointues, à effet vernis. Il avait pris ce qu’il avait trouvé dans la garde-robe flashy de Nono.
— Je devrais interdire mon club aux baiseurs à la petite semaine.
— Pourquoi j’ai droit à ce traitement de faveur ?
— Il me semblait avoir été claire.
Sasha lui avait sans doute interdit jadis de fréquenter ses soirées.
— De l’eau a coulé sous les ponts, hasarda-t-il.
— La rumeur, c’est une peinture qui tient bien.
Elle avait un léger accent créole. Une intonation qu’elle parvenait à éliminer quand elle s’adressait à ses ouailles, mais qui revenait maintenant, dans ce duel intime. Il joua la provocation, s’exprimant comme un amant passé ou potentiel.
— Il n’y a que ton club qui compte, c’est ça ?
— Quoi d’autre ? Les hommes ? Laisse-moi rire.
— L’amour, c’est ton fonds de commerce.
— Pas l’amour, l’espoir.
— On est d’accord.
Sasha fit un pas vers lui :
— Qu’est-ce que tu veux, Nono ? Tu reviens ici, avec ta gueule enfarinée, après tout ce qui s’est passé ?
— Qu’est-ce qui s’est passé au juste ?
L’Antillaise secoua la tête, d’un air accablé :
— Tu fais peur aux femmes. Tu fais de l’ombre aux hommes. Et moi, tu me tapes sur les nerfs.
Il désigna le bar aux reflets de mercure :
— Tu me permets de me servir autre chose que ton bleu de méthylène ?
— Fais comme chez toi, capitula-t-elle en retournant à ses cartons.
Chaplain passa derrière le bar. Le sac de Sasha était posé sur le comptoir. Il l’avait repéré dès son arrivée. Un Birkin couleur taupe, signé Hermès. Le trophée classique de la Parisienne qui a gagné des galons.
Il fit mine de choisir une bouteille. Les premiers postulants apparurent, écartant le lourd rideau de la porte d’entrée. Dans un mouvement réflexe, Sasha saisit deux cocktails, et se dirigea vers les arrivants.
Chaplain attrapa le Birkin et l’ouvrit. Il trouva le portefeuille. La carte d’identité. Sasha s’appelait Véronique Artois. Elle habitait 15, rue de Pontoise dans le cinquième arrondissement. Il mémorisa l’adresse et replaça l’ensemble au fond du sac. Maintenant, ses clés.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Sasha se tenait de l’autre côté du comptoir. Ses yeux vert clair étaient passés au jade. Il posa une bouteille sur le zinc.
— Un cocktail de mon cru. T’en veux un ?
Sans répondre, elle lança un regard aux membres qui s’étaient assis à deux canapés de distance, verre en main, mal à l’aise. Le devoir l’appelait mais elle n’en avait pas fini avec lui.
— Qu’est-ce que tu fous là, Nono ? Qu’est-ce que tu cherches ?
— Rien de plus qu’auparavant.
— Justement. Ça n’a jamais été clair.
Il ouvrit la bouteille et versa deux mesures. Il avait eu le temps de glisser les clés dans sa poche mais le Birkin n’était plus sur le comptoir : il l’avait lâché à ses pieds. Sasha ne s’en était pas aperçue. Ses yeux le sondaient dans la lumière pâle. Il aurait aimé y saisir une nostalgie, une tristesse voilée – quelque chose qui évoquait le bon vieux temps – mais il ne discernait qu’une inquiétude mêlée de colère.
— T’es sûre que t’en veux pas un ?
Elle fit « non » de la tête et lança un regard vers le seuil : d’autres candidats apparaissaient.
— Je me demandais…, risqua-t-il. Leïla va venir ce soir ?
Sasha le foudroya du regard. Son visage serein et chaud d’Antillaise s’était transformé en pierre volcanique aux arêtes froides et dures.
— Casse-toi de chez moi.
Chaplain leva les deux mains en signe d’apaisement. Sasha partit à la rencontre des nouveaux postulants, verres en main. Il posa le sac sur le comptoir, se glissa vers le seuil, croisant Sasha qui accompagnait ses invités.
Quand il souleva le rideau, il découvrit d’autres célibataires. Il aurait voulu leur souhaiter bonne chance, mais il murmura :
— Bon courage.